PETIT JOURNAL DU CORONA : les jeunes de Masure 14 prennent la plume pour donner leur vision du confinement, du virus et de notre société. Une manière d’affirmer sa citoyenneté et de montrer que les jeunes sont plus pro-actifs et positifs que jamais.
La colère gronde en moi face à la peur qui enfle. La peur fait vendre, la peur permet de calmer les revendications et les révolutions, la peur fait réalité des états de fait qui seraient inacceptables en d’autres circonstances. Penser à sa mort, craindre pour sa vie, en revenir aux peurs primaires permet de délaisser d’autres besoins secondaires mais pourtant élémentaires : Maslow l’avait déjà démontré. En témoignent la myriade de lois répressives prises en écho à l’affaire Dutroux et l’équilibre fragile entre sécurité des citoyens et libertés fondamentales, mis à mal par les politiques sécuritaires qui ont suivi les vagues d’attentats terroristes. En témoignent les mesures qui ont dû être prises par les gouvernements afin d’endiguer l’épidémie mondiale qui fait rage et préserver ainsi le droit fondamental à la vie. Face à la peur, à l’instinct de survie et de conservation de l’espèce, tous les autres fondements s’effondrent dans le silence… ou sous les acclamations.
Pour faire face à la crise, certaines démocraties, telles que la Corée du Sud ou Taiwan, ont mis sur pied un impressionnant arsenal de suivi des populations. Ils ont ainsi mobilisé leurs données cellulaires, bancaires ou leurs réseaux sociaux. Dans d’autres Etats aux élans autocratiques voire autoritaires, des dirigeants ont usé de la crise pour étendre leurs prérogatives. Ce qui fait la différence entre ces deux types de régime est la question de savoir si ces mesures qui se veulent temporaires perdureront dans le temps, crainte relayée par Edward Snowden. En Hongrie par exemple, Orban a su mettre à profit la pandémie en étendant de manière gargantuesque ses pouvoirs, sans limite temporelle. Aux Philippines, le président, qui avait déjà mené une guerre sanglante contre la drogue en encourageant des dizaines de milliers d’exécutions extrajudiciaires, a décidé d’user du même type d’approche pour lutter contre la pandémie en invitant ses forces de police à tirer sur ceux qui ne respectent pas le confinement. Ce faisant, ces chefs d’Etat ont pris la crise comme un tremplin pour conforter leur assise, passant d’une démocratie bancale à un régime autoritaire ou consolidant leur ancrage dans un tel régime.
Face à l’efficacité prétendument redoutable de la Chine qui l’aurait menée à la victoire contre le coronavirus – une victoire brandie comme un étendard par les autorités, leur permettant par la même occasion de poser un voile sur leurs lacunes dans la gestion de la crise -, le monde est resté pantois, presque admiratif. C’était oublier la censure qui y est monnaie courante, les arrestations abusives et intimidations qui ont été recensées et les mesures d’urgence mises en place, telles que l’obligation de scanner un QR code pour se rendre dans certains lieux ou l’utilisation de caméras de reconnaissance faciale couplées à l’imagerie thermique afin de détecter les malades. C’était oublier l’étroit contrôle auquel la population – d’ordinaire déjà très surveillée – a été soumise via le big data et l’intelligence artificielle. Face à leur construction en dix jours d’un hôpital, on pourrait par comparaison blâmer la lenteur des gouvernements européens à agir. Ce serait également oublier que les autorités chinoises ont organisé des festivités à la gloire du Parti Communiste et de son président au début de l’épidémie et ont fait pression sur l’OMS afin de retarder l’annonce de la pandémie, impactant ainsi l’évolution mondiale de la propagation du virus.
Tocqueville, philosophe politique du 19ème siècle, avait déjà relevé la lenteur avec laquelle réagissent les démocraties face aux situations exceptionnelles. Pour lui, nos sociétés sont fondées sur la recherche du bien-être des citoyens, qui se manifeste par le développement du commerce et de l’industrie. De fait, nos sociétés, au contraire des sociétés autoritaires, ne sont pas préparées à la guerre, qu’elle soit militaire, sociale ou sanitaire. Elles commencent donc toujours par perdre, comme le rappelle l’historien suisse Olivier Meuwly et c’est une fois dos au mur qu’elles se réorganisent. Ce dernier conclut en disant que nos démocraties occidentales ont certes répondu avec mollesse, mais qu’elles n’auraient pu le faire autrement en raison des critiques qui auraient été celles de la population face à une proclamation immédiate et sans concession de la suspension de certaines de nos libertés les plus chères. Nous pouvons poser le constat selon lequel, il était nécessaire pour l’Etat d’instaurer ce dialogue avec le peuple, celui que notre Parlement est censé incarner, mais aussi de diffuser la peur et de commencer à compter ses morts, pour que ces mesures soient comprises et même soutenues. Tout comme il était nécessaire d’entendre la déflagration des bombes et les pleurs des familles endeuillées. Tout comme il était nécessaire d’entendre le bruit sourd de la peur du pédophile qui enlevait et tuait nos enfants, qui jouaient innocemment dans les rues. Dans la crise du coronavirus, il était peut-être effectivement nécessaire que nous acceptions de nous asseoir – temporairement – sur certains de nos droits fondamentaux pour que la machine puisse être mise en marche et le maximum de vies sauvées. Et c’est ce que nous avons fait : nous nous sommes presque joyeusement accommodés de ces restrictions, les revendiquant, fiers de nous sentir utiles à la lutte, affalés devant la télé, tandis qu’étaient octroyés aux gouvernements des pouvoirs extraordinaires pour une période limitée, et ce afin de lutter contre la propagation du virus.
Cette épidémie remet cependant en question notre rapport à l’autorité et la confiance accordée à l’Etat, en crise de légitimité. Parce que cette question se pose et que je me la pose aujourd’hui : j’ai pris à cœur mon devoir solidaire de confinement et mon entourage en a fait de même, mais avons-nous accepté un régime d’exception incluant une surveillance digitale accrue et intrusive, au nom d’impératifs sanitaires, tout comme nous avons « accepté » de sacrifier certains de nos droits au nom des sacro-saints impératifs sécuritaires ? Quand j’apprends que les opérateurs téléphoniques belges ont mis leurs données au service du SPF Santé publique pour lutter contre l’épidémie, je me pose cette question. Quand j’entends que Facebook va user de nouveaux dispositifs afin d’avertir ses utilisateurs qui ont réagi à des messages jugés « dangereux pour la santé », je me pose cette question. Quand je lis que les géants Apple et Google s’associent pour créer une solution de contact tracing des smartphones qu’ils régentent, je me pose cette question. Quand je me rends compte que le gouvernement travaille à la mise en place d’une application pour endiguer le virus, je me pose cette question, tout comme je m’interroge quand je clique pour accepter les conditions générales, passage nécessaire pour télécharger cette nouvelle application ou pour participer à ce sondage ou ce jeu en ligne.
A l’aide des données personnelles émises par les téléphones portables, il serait possible d’analyser les mouvements de la population et les contacts humains afin de gérer au mieux la propagation. Au programme : enregistrement des personnes avec qui on a été en contact afin de les prévenir si on est déclaré positif. Par la même occasion, la durée des rencontres ainsi que la distance à laquelle on se trouve des individus pourraient être enregistrés dans l’application. Le Règlement européen général sur la protection des données (RGPD) considère pourtant ces données comme personnelles, ne pouvant dès lors pas être exploitées sans consentement mais une exception existe en cas de crise sanitaire. Et même si consentement il y avait, pourrait-t-on considérer qu’il soit éclairé si les citoyens sont guidés par l’Etat, leur expliquant que télécharger ladite application est nécessaire pour le bien commun ? Des garanties seront bien entendu brandies mais le risque est que ces pratiques s’installent et sortent du cadre de la crise dans lequel elles ont trouvé naissance, avec les répercussions qu’on peut imaginer au vu de l’arme financière et par extension politique, que peuvent constituer des dizaines de milliers de données personnelles récoltées. Il suffit de songer à l’élection de Donald Trump pour s’en convaincre. Certains Etats ont par ailleurs déjà été plus loin. En Iran, une application censée aider les Iraniens à s’auto-diagnostiquer a permis au régime d’obtenir les numéros de téléphone et la localisation d’au moins 3,5 millions de personnes. En Israël, les données de géolocalisation collectées depuis 2002 par les opérateurs vont être utilisées, afin de prévenir par SMS les individus ayant été en contact avec des personnes contaminées. Cette idée a également été mise en œuvre en Europe, en Allemagne et en Autriche notamment.
Loin de moi l’idée de dire que l’objectif humanitaire de lutter contre la propagation du virus n’est pas louable – il est même nécessaire – et que nous ne pouvons pas mettre à profit les armes technologiques disponibles. Mon questionnement tend plutôt à interroger ce risque – prégnant lors de chaque événement mettant en émoi l’opinion publique – et cette tendance à faire passer dans l’urgence des politiques restreignant nos droits, acclamées voire réclamées par la population à qui on ne laisse pas le champ de réflexion, le feu de leur crainte étant sans cesse réanimé par les médias et le monde politique lui-même. Ce risque est particulièrement grand en ce qui concerne notre droit à la protection de nos données personnelles. Par mon propos, je tiens plutôt à interroger ces libertés fondamentales qui se contrecarrent les unes et les autres et qui sont sans cesse mises en balance. Un équilibre doit ainsi être trouvé entre notre droit à la vie privée et notre droit à la sécurité, à la santé et par extension, à la vie tout court. Cette tension est infinie et un constat demeure : face à la pulsion de vie, les autres libertés fondamentales ne font pas le poids, au plus grand bonheur des collecteurs et manipulateurs de voix, de consciences, d’idées, d’avis. Ce qu’il ne faut cependant pas perdre de vue, c’est tout ce que ce droit à la vie privée sous-tend : nos libertés de pensée, de conscience et de choix. S’introduire dans nos maisons, nos déplacements, nos conversations, nos envies, c’est avoir l’opportunité d’influer insidieusement sur celles-ci, avec les impacts que cela peut avoir notamment sur notre comportement de consommateur d’abord, mais aussi et surtout de citoyen.
Gare à la dictature des algorithmes, gare à cette société de surveillance en puissance digne d’un épisode de Black Mirror, gare à ces mesures nées de la peur et de l’urgence, déclarées provisoires mais qui peuvent tendre dans les faits à devenir perpétuelles et à s’inscrire durablement dans nos lois, sous les applaudissements d’un peuple « rassuré » ou au contraire réclamant toujours plus de « sécurité ».
Pauline Chaudat
Sources :
A propos des données à caractère privé :
Ici Radio Canada : Lien 1 – Lien 2
A propos de nos libertés confinées et des dérives :
Le Soir : Lien 1 – Lien 2 – Lien 3 – Lien 4 – Lien 5 – Lien 6
Autres :
Pour aller plus loin et s’informer sur d’autres de nos droits fondamentaux (notamment l’accès à la justice) qui se trouvent en péril :
La Libre Belgique : Lien 1 – Lien 2